La parution récente du livre du journaliste Vincent Cocquebert, Millenial Burnout : comment l’arnaque des générations consume la jeunesse) (éditions Arkhé) rappelle que la grille de lecture générationnelle est durablement installée dans la vie des entreprises. Elle rappelle aussi et surtout combien cette grille de lecture est erronée.
Une génération n’est qu’un regroupement par âges d’individus appartenant à des classes sociales, à des territoires ou à des niveaux de qualification différents. C’est donc un regroupement artificiel, intuitif mais hétérogène, qui n’est pas capable d’expliquer des différences de comportements. Bref, les jeunes cadres ont plus de probabilité de ressembler à des cadres de tous âges qu’à d’autres jeunes.
Pourtant, les différences intergénérationnelles font toujours l’objet de discours abondants. Tout se passe comme si l’accès à une pensée rationnelle était ici impossible, et que l’épreuve des faits était sans effets. L’influence des générations fait donc partie des croyances qui forment l’arrière-scène de la pensée des organisations. Si ces croyances perdurent, c’est parce qu’elles contribuent à fournir aux individus des clés de compréhension du monde qui préservent leurs intérêts, leurs objectifs et, évidemment, leurs positions. C’est pourquoi il est important d’analyser ces croyances, d’identifier à quelles autres croyances elles sont associées et par quels processus elles sont ancrées dans les pratiques. Et nos travaux menés en 2014 puis en 2019 auprès de centaines de sondés révèlent que si les stéréotypes générationnels persistent, c’est probablement parce qu’ils sont stabilisés par quatre ancrages.
Ancrage 1 : le stéréotype de la jeunesse
Les croyances sur les caractéristiques des membres de la génération Y de 2014 sont les mêmes que celles des membres de la génération Z de 2019. Ces caractéristiques ne sont donc pas des traits différenciant chaque génération, mais une image uniforme du jeune à toutes les époques. C’est donc ici un stéréotype, une figure sociale ancienne du jeune dans la société française qui est révélée.
Traditionnellement, les enfants rejoignaient directement le statut d’adulte par le franchissement de trois frontières : l’accès à un premier emploi, le mariage et la fondation d’un nouveau foyer. Ces trois étapes étaient franchies simultanément car elles étaient articulées : l’accès à l’emploi rendait possible le financement d’un logement indépendant et le début d’une vie conjugale. Ces trois moments se sont progressivement dissociés durant le premier quart du XXe siècle : des individus ont quitté leurs familles sans être autonomes financièrement, par exemple pour faire des études. D’autres, inversement, ont différé le temps du mariage bien qu’ils avaient déjà un emploi. C’est dans la dissociation de ces frontières qu’est apparue la jeunesse comme un nouveau temps de la vie.
Mais ce temps, qui s’est construit en opposition aux normes de la société traditionnelle, a été immédiatement perçu comme une déviance. Par définition, la jeunesse est un temps d’éloignement d’avec les normes ; il doit être éphémère et provisoire : les jeunes doivent cesser de déroger aux normes pour devenir adultes. L’image sociale de la jeunesse est, aujourd’hui, héritière de ce jugement initial.
Ancrage 2 : les formations spécialisées
Avoir participé à une formation est un bon révélateur de cette croyance en l’existence de spécificités générationnelles. C’est évidemment logique puisque ces formations sont précisément destinées à faire connaître les spécificités supposées des différentes générations. Il est indéniable que quelques consultants et formateurs ont joué un rôle important dans la propagation des croyances en matière de différences intergénérationnelles : ils ont actualisé le stéréotype de la jeunesse et construit une représentation contemporaine de la déviance supposée des jeunes en l’enrichissant d’éléments actuels : la technophilie, l’infidélité dans la relation d’emploi ou l’aspiration à une vie personnelle plus préservée.
Les raisons qui ont poussé ces consultants à investir ce domaine mériteraient d’être étudiées en elles-mêmes. Mais il ne faut sans doute pas passer sous silence leurs donneurs d’ordres : ces formations ont lieu à la demande et grâce au financement des entreprises. Elles répondent donc à un besoin. La mode, c’est-à-dire l’intérêt pour les sujets qui « font le buzz », est l’un de ces besoins mais il est superficiel. Si de telles formations ont lieu et si les entreprises acceptent de les financer, c’est sans doute parce qu’elles répondent aux besoins opérationnels de certains managers et aux besoins plus stratégiques de certains dirigeants.
Ancrage 3 : le management
Les managers qui vivent difficilement leurs fonctions sont ceux qui adhèrent le plus à l’image d’une jeunesse insubordonnée et incontrôlable. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que les différences intergénérationnelles supposées hier entre les X et les Y, puis aujourd’hui entre les Y et les Z, sont avant tout des différences de positions hiérarchiques : les X étaient hier les managers des Y ; les Y sont aujourd’hui les managers des Z. On est évidemment tenté d’y voir une relation de causalité : les mauvais managers feraient porter la responsabilité de leurs échecs sur les caractéristiques de leurs subordonnés.
Sans exclure totalement ce scénario, il ne serait pas inutile de se pencher sur les contraintes qui pèsent sur les managers de premier niveau. Pour comprendre un manager, il n’est pas inutile de comprendre comment il est managé. Les managers de premier niveau, qui encadrent les plus jeunes salariés, sont les plus récents dans la fonction et les moins expérimentés. Ils jouent un rôle délicat : arbitrer entre des contraintes techniques et des enjeux gestionnaires, incarner la stratégie sans être proches des directions générales ou gérer des clients sans gérer les produits. Cet écheveau de contraintes est générateur de frustrations et d’incompréhensions dans les relations avec leurs subordonnés.
Ancrage 4 : la transformation
Pourquoi certains dirigeants, qui n’adhèrent pas au stéréotype des différences intergénérationnelles, pensent-ils que les entreprises devraient savoir s’adapter et que les comportements des plus jeunes devraient être appropriées par tous les salariés ? Les « jeunes » semblent des individus malaisés à encadrer, mais la « jeunesse » est plutôt une vertu. Elle est associée à l’innovation, au renouveau et à l’adaptabilité ; elle fait partie des qualités que les entreprises devraient posséder pour réussir. Elle serait donc à intégrer et à accueillir.
Mais l’appétence pour la flexibilité ferait aussi partie des caractéristiques des jeunes : ils verraient d’un meilleur œil les open-spaces, les flex-offices et le travail nomade ; ils seraient plus aisément mobiles d’un poste à un autre. Bref, l’acceptation des comportements prêtés aux jeunes pourrait receler la promotion, au nom de la jeunesse, d’une flexibilité dont aucune génération ne veut.
Jean Pralong, Professeur de Gestion des Ressources Humaines, École de Management de Normandie – UGEI
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.